« Ici, l’État n’existe pas » : en Haïti, des habitants livrés à eux-mêmes face à l’ultraviolence des gangs

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Dès la sortie de l’aéroport de Port-au-Prince, qui ne reçoit plus aucun vol international depuis des tirs en novembre 2024, des barricades massives bloquent les accès à certains pâtés de maisons. Camions retournés, voitures défoncées et conteneurs rouillés se veulent autant de remparts pour bloquer d’éventuelles tentatives de pénétration des gangs. Seule la zone qui s’étend de l’aéroport jusqu’à la commune de Pétion-Ville, soit l’équivalent de 10 % de Port-au-Prince, échappe encore à leur emprise. Dans cette petite bande de territoire se concentre toute une capitale, aux frontières mouvantes.

« Ici, l’État n’existe pas »

Des policiers lourdement armés effectuent des contrôles aléatoires. Des milices dites « citoyennes », bénéficiant du soutien de membres de force de l’ordre, tentent d’assurer le contrôle de leurs quartiers. En fin de journée, Yves Lano gère ainsi la fermeture d’une des barrières du quartier de Canapé-Vert. Plus aucune voiture ne passe, chaque individu est susceptible d’être contrôlé par sa brigade, l’une des pionnières du genre en Haïti. Si ses hommes attrapent un criminel ou une personne qui ne peut justifier sa présence, la sentence est expéditive : « Nous ne le remettons pas à la police. Ici, l’État n’existe pas. »

C’est ici que le mouvement Bwa Kalé est né, ces lynchages qui se terminent en bûcher. Selon l’ONU, ces groupes ont fait 500 victimes rien que cette année. Un habitant les appuie sans réserve, faute d’option. « S’il y avait un autre moyen, ce serait bien. Mais sans eux, les gangs nous auraient déjà envahis. Il y a tant d’autres quartiers non loin de là qui sont tombés. »

Quand un quartier ou une commune voisine finit par passer sous le contrôle d’un gang, c’est l’exode immédiat. Pas le choix : les bandits tuent, pillent et violent pour faire le ménage, une zone désertée est plus facile à contrôler… Les exilés se précipitent alors dans la capitale : églises, écoles, anciens ministères abandonnés ou bidonvilles – autant de lieux qui se remplissent au gré des attaques.

Un champ de bataille permanent

À quelques centaines de mètres du Champ de Mars, l’ancien cœur du pouvoir haïtien à Port-au-Prince, les gangs règnent en maîtres. La zone est ravagée par les affrontements réguliers et par l’utilisation de plus en plus fréquente de drones par les autorités. L’ONU a recensé au moins 559 tués depuis les airs, dont onze enfants. Les gangs attaquent, la police réplique, et vice versa, c’est un champ de bataille permanent.

Entre deux rafales résonnant au loin, un criminel surnommé « Mind »exprime sèchement son mépris envers l’opération autorisée par le Conseil de l’ONU en 2023, la Mission multinationale de sécurité dirigée par le Kenya : « Ils ne servent à rien. » La venue prochaine de nouvelles troupes internationales, actée fin septembre, l’émeut à peine plus. Peu importe qu’ils soient cinq fois plus nombreux que les 1 000 soldats kényans actuellement déployés, ce ne sera pour lui qu’une intervention étrangère de plus, incapable de pallier l’absence d’État.

Aucune élection n’a eu lieu en Haïti depuis 2016. Le président Jovenel Moïse a été assassiné en 2021, le premier ministre Ariel Henry censé prendre le relais a démissionné en 2024. Depuis, un Conseil présidentiel de transition (CPT) composé de neuf personnes assure la conduite des affaires. Pas de quoi inquiéter les deux gangs principaux de Port-au-Prince, qui eux sont parvenus à s’unir au sein de la coalition Viv Ansanm. Avant que des tirs trop proches n’interrompent l’entretien, un autre responsable du gang, Junior, décrit leur organisation « comme un gouvernement alternatif ».

L’« effet spaghetti »

Une fois un territoire soumis, il ne reste plus aux gangs qu’à faire payer une taxe pour chaque passage de cargaisons ou de personnes. Dès lors, le prix des denrées flambe, tandis que l’agriculture est fragilisée par les conséquences du changement climatique. L’insécurité alimentaire touche aujourd’hui 6 millions de personnes en Haïti, presque un habitant sur deux. L’un des taux les plus élevés au monde.

Dans un camp de réfugiés situé non loin de l’aéroport, Nelson Vendel se désole d’entendre midi sonner. Cela lui rappelle à chaque fois qu’« un grand nombre d’habitants ici n’a pas un centime pour manger ». L’eau manque, la chaleur punit. « Les personnes qui vivent ici sont dans une situation infernale. On n’a pas le droit de tomber malade, rien ne fonctionne à cause de l’insécurité. » À Port-au-Prince, entre 60 et 80 % des hôpitaux sont fermés ou incapables de fonctionner.

Nelson n’attend plus rien des politiciens au pouvoir. « En Haïti, il y a un effet spaghetti, tout s’emmêle. Nos dirigeants ont eu des rapports avec les gangs. S’ils créent le problème, comment pourraient-ils en être la solution ? » Le camp où il a trouvé refuge a été créé pour accueillir les victimes du tremblement de terre de 2010, qui a fait 200 000 victimes. Beaucoup ont, au fil des ans, érigé des maisons en béton, et Nelson pensait que les tentes et les baraques de tôle appartenaient au passé. Erreur : le camp fait face à un nouvel afflux de réfugiés fuyant les violences, qui s’installent là où ils le peuvent.

Les groupes criminels s’emparent peu à peu du pays

Sur les hauteurs d’un immense bidonville encore préservé des gangs, Wilson s’est construit un abri précaire. L’homme a d’abord quitté l’Artibonite, une région rizicole dans le Nord-Ouest pour tenter sa chance à Canaan, une banlieue de la capitale. Sa terre ne donnait plus assez pour survivre. « Quand les criminels sont arrivés à Canaan, ils ont tué plein de monde, j’ai dû encore partir. Sauf que dans l’Artibonite, un autre gang a brûlé ma maison, je ne peux plus y retourner… » Les massacres succèdent aux massacres, comme en septembre à Laborie, dans le sud de cette région, où 45 personnes ont été assassinées.

Peu à peu, les criminels étendent leur emprise sur le pays. Mirebalais, un nœud stratégique vers la route du nord et la République dominicaine, a été conquis fin mars. À Hinche, à cinquante kilomètres plus au nord, où les réfugiés de Mirebalais et des alentours ont trouvé refuge, on craint d’être les suivants.

Thelina a le visage marqué et la gorge serrée. Il y a trois mois, elle a à peine eut le temps d’attraper son fils et sa nièce, abandonnant tout pour sauver sa vie. « C’était un jeudi, ils sont venus dans notre village. Ils se sont mis à tirer, tirer. Je suis resté trois jours perdue dans la montagne avant d’être recueillie à Hinche. » Le Mouvement paysan papaye (MPP), une association d’aide aux paysans, lui a octroyé un lopin de terre et une petite maison. Elle n’a pas vraiment de plan. Elle espère juste que les criminels n’arriveront pas jusqu’ici.

Ce reportage a été produit en partenariat avec le Centre Pulitzer

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